- À propos aussi de la Miséricorde divine.
- Qu'il ne faut pas s'accuser les uns les autres.
C'est un bonheur pour le pâtre de voir son troupeau gras et vigoureux
; c'est un
bonheur pour le cultivateur de voir sa moisson jaunissante; mais le
cultivateur est
encore moins heureux de sa moisson, le pâtre de ses boeufs, que
je ne suis heureux
et transporté moi-même en présence de cette aire
cou-verte de gerbes spirituelles.
Comment les paroles de la piété semées en des
coeurs si nombreux et si bons ne
produiraient-elles pas sur le champ les épis mûrs et sans
nombre de l'obéissance ?
lorsque l'on sème en un champ gras et fertile, répandrait-on
la semence d'une main
peu généreuse, l'on y recueillera néanmoins des
fruits abondants, la fertilité du sol
suppléant à la modicité de la semence : de même
celui qui sème en des âmes
soumises et pieuses, encore qu'il répande en petite quantité
le grain de la doctrine,
n'en verra pas moins se lever une riche moisson, la sagesse des auditeurs
suppléant
à la pauvreté de l'orateur. La pêche offre encore
cette même particularité. Les
pêcheurs ont beau n'avoir pas d'expérience, s'ils jettent
leurs filets en des lieux où le
poisson abonde, ils s'empareront sans peine de leur proie, parce que
la multitude des
poissons qui s'agitent dans l'eau annule les défauts de leur
inexpérience. Si la qualité
des poissons qui accourent dans les filets remédie bien des
fois en ce genre de pêche
à l'inhabilité du pêcheur, ainsi en sera-t-il à
plus forte raison dans la pêche spirituelle
qui nous occupe. Du moins les poissons s'enfuient-ils dès qu'ils
aperçoivent les filets;
tandis que vous, au contraire, loin de vous enfuir en toute hâte,
lorsque vous voyez
se déployer et s'élever le filet de la doctrine, vous
accourez vous y précipiter de tous
les côtés, et vous vous pressez les uns les autres à
l'envie, comme si chacun
ambitionnait l'honneur de s'y précipiter le premier. Aussi n'avons-nous
jamais retiré
vide notre filet; non certes à cause de notre habilité,
mais grâce à votre
empressement. Nous avons dernièrement savouré les mets
abondants que nous
servait cette langue aux flots de l'or le plus pur, cette langue du
bienheureux Paul,
véritable source de miel, ou plutôt source d'une doctrine
spirituelle plus suave que le
miel le plus doux. Puisque, avec la philosophie qui vous distingue,
vous ne dédaignez
pas ce que vous offrent notre indigence et notre pauvreté, et
que tout en admirant les
choses vraiment sublimes, vous voulez bien condescendre à écouter
nos humbles
paroles, je n'ai point hésité à venir vous payer
la dette contractée par moi naguère et
non encore acquittée, l'importance du sujet ne nous ayant pas
permis de l'épuiser
entièrement. Quelle est donc cette dette ? car il est indispensable
que je vous
remette en mémoire la nature de mon obligation, afin qu'une
fois instruits de la
question à traiter vous suiviez sans efforts la marche du raisonnement.
Nous nous sommes alors occupés de rechercher pourquoi l'ancien
Testament offre
plus d'obscurité que le nouveau; peut-être ne l'avez-vous
pas oublié : jusqu'ici nous
vous en avons donné pour raison la cruauté de ceux auxquels
il s'adressait , et nous
-avons cité le témoignage de Paul ainsi conçu
: "Ce voile enveloppa encore la lecture
de l'ancien Testament, et il n'est point ôté parce qu'il
doit prendre fin avec le Christ."
(2 Cor 3,14) Nous vous avons montré que la loi avait son voile,
l'obscurité, de même
que Moïse le législateur avait le sien; et néanmoins
qu'il ne fallait s'en prendre ni à
Moïse ni à la loi, mais à la faiblesse de ceux avec
qui ils sont en relation. Ce n'était
pas pour lui-même que Moïse portait son voile, mais parce
que les Hébreux ne
pouvaient soutenir la vue de sa face éblouissante . Aussi, quand
il entrait en rapport
avec Dieu,alors il ôtait le voile. De même la loi qui était
privée au sujet du Christ et
de la nouvelle Alliance d'une doctrine et d'une philosophie complètes,
doctrine et
philosophie réservées pour le nouveau Testament; comme
elle était couverte d'un
voile en quelque sorte, ainsi qu'un riche trésor, elle se trouvait
à la portée des Juifs,
tandis qu'elle gardait pour nous toutes ses richesses, afin qu'une
fois disciples du
Christ, après son Avènement, le voile fût déchiré.
Songez à cette dignité dont nous
sommes redevables à l'avènement du Sauveur, dignité
qui nous élève au rang même
de Moïse. Peut-être demandera-t-on : Pourquoi parler en
ces termes sur de pareils
sujets, si l'on ne devait rien comprendre à ces prophéties
? Pour le bien de la
postérité. Ce qui fait la noblesse de la prophétie,
c'est qu'elle s'occupe d'annoncer,
non pas les événements présents, mais les événements
futurs. Lors donc qu'une
prédiction est formulée en termes obscurs, elle s'éclaircit
sans doute une fois
accomplie, mais auparavant c'est tout le contraire. D'où il
suit que les prophéties en
question n'étaient point comprises antérieurement, à
cause de l'obscurité du langage,
tandis que, les événements étant passés,
elles se sont naturellement expliquées. Une
preuve que la prophétie exprimée en des termes obscurs,
alors même qu'elle
précède de très loin les événements,
l'histoire des disciples nous la fournira.
"Détruisez ce temple," disait le Christ aux Juifs (Jn 2,19)
Il venait de chasser du
temple les vendeurs qui en violaient la sainteté, et ceux-ci
Lui avaient dit : "Qu'est-ce
qui Te donne le droit d'agir de la sorte ?" A quoi Il répondit
: "détruisez ce temple, et
dans trois jours je le reconstruirai. Or, Il parlait du temple de son
Corps." C'était là
une prophétie véritable; il n'était point encore
question de la croix, ni de la
destruction du temple, ni de la réédification en trois
jours qu'en fit le Sauveur.
Cependant, bien qu'Il eût mis très exactement en relief
ces deux choses, l'audace de
ses ennemis et sa propre Puissance, ceux-là ne comprirent pas
son langage. Que les
Juifs n'y comprissent rien, ce n'est point surprenant; mais les disciples
eux-mêmes,
observe l'évangéliste, n'y comprirent pas davantage,
avant que Jésus fût ressuscité.
Alors "ils crurent à l'Écriture et aux paroles que leur
avait dit Jésus." (Ibid., 22)
Vous le voyez, l'accomplissement de la prophétie était
indispensable pour qu'elle fût
comprise des Juifs, et il ne faut pas leur faire un crime de n'avoir
pas appliqué au
Christ, avant son apparition, les prophéties qui Le concernaient,
puisque cette
apparition seule pouvait les rendre claires et compréhensibles.
Écoutez ce que disait
le Christ : "Si je n'étais pas venu et si je ne leur avais point
parlé, ils n'auraient pas
de péché. (Jn 15,21) Comment n'auraient-ils pas eu de
péché, puisque les prophéties
avaient parlé ? Parce que tout en ayant parlé, elles
devaient être rendues
compréhensibles et claires par l'avènement de Celui qu'elles
annonçaient. Si elles
eussent été compréhensibles et claires auparavant,
ils eussent été coupables même
avant l'apparition du Sauveur, et, s'ils ne l'ont pas été,
c'est évidemment à cause de
l'obscurité des prophéties et du voile épais qui
en dérobait la portée. Aussi, avant le
Christ, la foi au Christ n'était-elle pas requise des Juifs.
Alors, pourquoi l'annoncer ?
Afin que, le Christ venu, leurs propres docteurs stimulassent leur
incrédulité et leur
fissent comprendre qu'il s'agissait, non d'une nouveauté, mais
d'un événement
préparé et annoncé plusieurs siècles auparavant,
raison d'une autorité peu ordinaire
pour les amener à la foi. Telle est donc la première
cause de l'obscurité de l'Écriture,
cause à propos de laquelle nous avons apporté dans notre
dernier entretien un grand
nombre de témoignages. Pour ne pas vous fatiguer par des redites,
nous ne
reviendrons plus sur ce point, et nous vous entretiendrons d'une autre
qui fait
ressortir avec l'obscurité et le peu de clarté de l'ancien
Testament, sa difficulté. Autre
chose est, en effet, de ne rien savoir de ce qu'il contient et de n'apercevoir
que le
voile dont il est couvert; autre chose de le découvrir, mais
au prix de rudes labeurs.
Quelle est donc cette seconde cause qui rend l'ancien Testament plus
difficile que le
nouveau ? C'est que l'ancien Testament n'a point été
écrit dans notre langue
nationale : il a été écrit dans une langue, et
il nous faut le lire dans une autre.
Composé en langue hébraïque, il nous est parvenu
traduit en langue grecque : or, par
cela seul qu'il a été traduit en une langue différente,
le texte en offre de plus grandes
difficultés. Ils le savent bien, les savants qui possèdent
plusieurs langues, qu'il n'est
pas possible de faire passer dans une traduction en langue étrangère
toute la clarté
inhérente au texte primitif.
Voilà donc la cause de la difficulté que présente
l'ancien Testament. Trois cents ans
avant l'avènement du Sauveur, sous le règne de Ptolémée,
roi d'Égypte, on traduisit
en grec l'ancien Testament, non sans raison et sans fruit. Tant qu'il
ne s'adressait qu'à
la nation juive, il ne s'était exprimé qu'en langue hébraïque.
Personne alors n'eût fait
attention à ce livre, le reste du genre humain étant
plongé dans la dernière des
barbaries. Mais, quand l'avènement du Christ fut proche, ainsi
que le moment où Il
allait appeler à soi l'univers, non seulement par ses apôtres,
mais encore par les
prophètes, vu que les prophètes nous conduisent eux aussi
à la foi et à la
connaissance du Sauveur, alors il fallut rendre accessibles de tous
les côtés, par une
tradition, les prophéties que l'obscurité de la langue
rendait auparavant inabordables,
afin que tous les Gentils, de quelque côté qu'ils accourussent,
trouvassent là des voies
et des chemins faciles qui les conduiraient au Roi des prophètes
Lui-même, et leur
permettraient d'adorer le Fils seul-engendré de Dieu. C'est
pour cette raison que les
prophéties furent traduites avant l'apparition du Sauveur. Supposé
qu'elles ne
l'eussent pas été, le prophète royal ayant dit
: "demandez-moi, et je vous donnerai
les nations pour héritage, et pour limites à ton empire,
les extrémités de l'univers;"
(Ps 2,8) comment le Syrien, le Galate, le Macédonien, l'Athénien
même auraient-ils
eu connaissance de cette parole, si l'Écriture fût restée
enveloppée dans l'obscurité de
la langue hébraïque ? De son côté, Isaïe
s'écriait : "Comme une brebis Il a été
conduit à la boucherie, et comme un agneau muet devant celui
qui le tond." (Is 53,7)
-"La racine de Jessé, dit-il encore, subsistera, et celui qui
en sortira sera le prince des
nations, en lui les nations mettront leur espérance." (Is 11,10)
" Ma terre, poursuit-il,
sera remplie de la connaissance du Seigneur, pareille à la mer
lorsque ses eaux
franchissent leurs limites." (Is 11,9) David, s'écriait encore
: "Dieu est monté au
milieu de la jubilation, le Seigneur s'est élevé aux
accents de la trompette." (Ps 46,6)
"Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Assieds-toi à ma
droite, jusqu'à ce que je fasse
de tes ennemis ton marchepied." (Ps 109,1)
L'ancien Testament , contenant des prophéties relatives à
la passion, à la
résurrection, à l'ascension du Sauveur, et prédisant
la place qu'Il occupe à la droite
du Père, son second avènement, en un mot tout ce que
renferme le nouveau, afin
que ces passages ne fussent pas inconnus des nations à venir,
et qu'elles
appréciassent la force des prophéties, la divine Providence
permit que l'on traduisît
l'Écriture avant l'avènement du Fils de Dieu, et elle
la rendit par là extrêmement
utile, non seule-ment aux Gentils, mais de plus aux Juifs qui étaient
dispersés en
divers points de la terre et qui avaient oublié leur langue
originelle. Voilà comment le
gentil a cru, après avoir vu les prodiges opérés
en faveur des Juifs. Et les Juifs
eux-mêmes, comment les apôtres les auraient-ils convertis,
s'ils n'avaient pu leur
alléguer l'autorité de leurs propres prophètes
? Si Paul, arrivant à Athènes, eut besoin
d'une inscription gravée sur un autel pour faire en-tendre sa
doctrine aux Athéniens,
et s'il crut à bon droit qu'il en aurait plus aisément
raison en se servant de leurs
propres armes; combien plus, dans ses discussions avec les Juifs, avait-il
besoin du
secours des prophètes pour n'être pas accusé par
eux de prêcher une doctrine
étrangère et nouvelle ? Pourquoi, dans ce cas, répliquera-t-on,
ne pas réduire toutes
les langues à une seule ? toute difficulté eût
été de cette manière écartée. - Il n'y
avait autrefois qu'une seule langue, mon bien-aimé; oui, la
langue des hommes était
unique comme leur nature. Dans l'origine, il n'y avait point de langues
diverses, il n'y
avait point d'accent étranger; il n'y avait ni d'Indien, ni
de Thrace, ni de Scythe; tous
les hommes parlaient la même langue. - Et comment cela ne s'est-il
point maintenu ?
-Nous nous sommes montrés indignes de cette langue unique en
traitant, comme
toujours, avec ingratitude, notre bienfaiteur. - Que dis-tu là
? Quoi ! nous nous
serions montrés indignes d'une langue unique ? Mais les animaux
n'ont-ils pas tous
leur langue à eux ? Les brebis et les chèvres bêlent,
le taureau mugit, le cheval
hennit, le lion rugit, le loup hurle, le dragon siffle; chaque espèce
d'animal aurait le
cri qui lui est propre, et seul entre tous j'aurais été
privé de ma langue naturelle ! Les
animaux féroces et les animaux paisibles, les animaux domestiques
et les animaux
sauvages ont conservé la voix qui leur avait été
donnée dès le principe; et moi, leur
maître, j'en aurais été ignominieusement privé
! Ils auront conservé leurs honneurs,
et j'aurai moi-même été dépouillé
des dons de Dieu ? Et quel crime ai-je donc
commis ? N'était-ce pas assez du châtiment qui m'avait
été d'abord infligé ? Le
paradis m'avait été donné, et je suis chassé
du paradis; je menais une vie exempte
de peines et de douleurs, et je suis condamné à vivre
dans les sueurs et dans les
fatigues; la terre fournissait à tous mes besoins sans le secours
des semences et de la
charrue, et maintenant il lui a été commandé de
se couvrir de ronces et d'épines;
c'est dans son sein que je dois retourner; la mort est mon châtiment;
la femme
elle-même, a pour partage les douleurs et les déchirements
de l'enfantement.
N'importe, c'était là une peine insuffisante, et voilà
pourquoi ma voix m'est enlevée,
on me dépouille encore de ce don honorable, et désormais
je prendrai en aversion,
comme s'il s'agissait d'êtres sauvages, des êtres sortis
du même sang que moi, par la
raison que la diversité des langues s'élève comme
un mur de séparation entre eux et
moi.
J'insiste à dessein sur l'objection, afin que, la solution une
fois donnée, la victoire n'en
soit que plus éclatante. Si Dieu se proposait de me ravir tous
ces dons, pourquoi me
les a-t-il octroyés dès le commencement ? telle est la
difficulté. Et bien, si vous le
voulez, c'est de là que je tirerai la solution, de cette raison
même qu'on allègue; car
telle est la légitimité des desseins de Dieu, que les
difficultés soulevées renferment de
quoi repousser toute accusation, si bien qu'il n'est nullement nécessaire
d'y joindre
aucune autre raison. - Si le Seigneur avait le dessein de me ravir
tous ces dons,
pourquoi me les octroyer dès le principe ? - Et moi, je ne vous
dirai pas autre chose :
S'Il eût voulu vous en dépouiller, pourquoi vous les aurait-Il
donnés ? Donc, c'est
parce qu'Il ne voulait pas vous en dépouiller, que dès
le commencement Il vous les a
octroyés. Qu'est-il donc arrivé ? Ce n'est pas Dieu qui
vous en a dépouillé, c'est vous
qui les avez perdus. A vous de Le remercier de sa Libéralité
en cela, et de vous
reprocher à vous-même la négligence à l'occasion
de la-quelle vous n'avez pas su les
conserver. Évidemment, ce n'est point l'auteur du dépôt
qui est le coupable, c'est sur
le dépositaire infidèle que retombe toute la responsabilité.
Dieu a fait éclater
manifestement son Amour, sa Miséricorde, sa Générosité,
sans qu'aucun motif l'y
forçât, sans que personne L'y contraignît, avant
que vous eussiez mérité par vos
actes son Approbation, sans qu'Il eût à vous récompenser
de vos épreuves : à peine
vous eut-Il donné l'existence, qu'Il vous éleva à
cette dignité, preuve évidente qu'Il
vous accordait simplement une grâce. Si vous n'avez point conservé
les biens que
vous en aviez reçus, prenez-vous-en à vous-même,
et non à l'auteur du bienfait.
Est-ce là l'unique raison que nous avons à exposer en
faveur du Seigneur ? Sans
doute elle serait suffisante; mais l'immense Bonté, l'ineffable
Miséricorde de Dieu
nous en suggère d'autres non moins irréfutables. Notre
réponse ne se borne pas à
ceci, que vous avez perdu, vous, ce que Dieu vous avait donné
: c'en est
certainement assez pour justifier pleinement votre Bienfaiteur, et
même pour établir
ses droits à notre admiration, puis-que, malgré la privation
de l'abus que vous en
feriez, Il n'a pas voulu vous refuser ces bienfaits; mais voici une
considération encore
plus puissante. Quelle est-elle ? C'est que les biens que vous aviez
perdus par votre
négligence, Il vous les a rendus ensuite, et non seulement Il
vous a rendu ces biens,
mais Il vous en a donné de plus considérables. Vous aviez
perdu le paradis, Il vous a
donné le ciel. Voyez-vous de combien la perte le cède
à la réparation ? Voyez-vous la
grandeur de ces trésors ? Il vous a donné le ciel pour
vous témoigner sa Bonté,
confondre le démon et lui faire comprendre que les pièges
sans nombre, tendus par
lui au genre humain, ne lui serviraient de rien, puisqu'une plus haute
dignité nous
attend. Ainsi, quand vous aviez perdu le paradis, Dieu vous a ouvert
le ciel; vous
aviez été condamné à un travail de quelques
jours, et vous en êtes dédommagé par
une éternelle vie; Il avait commandé à la terre
de se couvrir de ronces et d'épines, et
votre âme s'est couverte des fruits de l'Esprit.
Rendez-vous bien compte, je vous prie, de l'étendue de la divine
Bonté. Arrive-t-il à
quelques personnes de perdre une partie de leurs biens, pourraient-elles
ensuite en
acquérir de plus précieux et de plus considérables,
elles tiennent principalement à
recouvrer ceux qu'elles ont perdus; elles ne songent pas à les
augmenter avant de les
avoir retrouvés. Or, à vous qui aviez perdu le paradis,
Dieu n'a pas seulement donné
le paradis, Il vous a donné à la fois le paradis et le
ciel. "Aujourd'hui même tu seras
avec moi dans le paradis," (Luc 23,4) disait le Sauveur; voilà
comment Il console nos
coeurs affligés, en nous remettant en possession des biens déjà
perdus, et en y
joignant d'autres biens plus considérables. Mais abordons, si
vous le voulez bien, la
question à résoudre, examinons comment nous avons été
privés de notre langue
primitive. Cette histoire n'est pas sans avoir d'importantes conséquences
pour notre
sécurité; et celui qui connaîtra les garanties
de la sécurité passée, sera certainement
plus prudent à l'avenir. Nous devons pour cela ne passer sous
silence aucune des
circonstances nécessaires : à savoir, que les hommes
ne parlaient autrefois qu'une
seule langue, laquelle ensuite fut divisée en plusieurs; jusqu'à
quelle époque cette
unité subsista, et en quel temps elle fit place à la
multiplicité; si la langue primitive
disparut entièrement à l'apparition des autres, ou si
elle fut maintenue à côté d'elles;
quelles furent les raisons et l'occasion de cette confusion; enfin,
dans laquelle de ces
langues l'ancien Testament a été composé, puisque
c'est à ce propos que nous
sommes entrés dans la voie présente; et si cette langue
de l'ancien Testament est la
langue originaire et primitive, ou bien une des langues postérieurement
introduites.
Soyez sans crainte : dans le cas où nous ne répondrions
pas aujourd'hui à toutes ces
questions, nous nous en acquitterons plus tard entièrement envers
vous. Et pourquoi
énumérer toutes ces questions puisque nous ne pouvons
les résoudre toutes
aujourd'hui ? Afin que l'attente de la solution rende notre souvenir
sans cesse présent
à votre âme. Lorsque l'on a prêté une somme
considérable, tant qu'elle n'a point été
rendue, on pense en tout lieu et toujours à son débiteur,
pendant la veille et pendant
le sommeil, à table comme dans la maison, dans son lit comme
sur la place publique;
de telle sorte que, grâce à cet amour de l'argent, l'âme
est constamment occupée de
la somme due et de la personne qui la doit. C'est donc pour que l'espérance
du
paiement de notre dette ne cesse de vous entretenir de nous, dans vos
maisons
comme sur l'agora, en quelque endroit que vous soyez, que nous l'avons
contractée
sans hésiter, bien que nous soyons dans l'impuissance aujourd'hui
de l'acquitter
entièrement : la pensée de la part qui demeurera sera,
je le répète, une raison de
conserver en vous notre souvenir. Voilà surtout notre force,
d'être constamment
assuré de votre charité, de la charité d'un peuple
aussi nombreux, aussi
remarquable ! En effet, quiconque jouit de la charité d'autrui,
jouit par cela même de
ses prières. Or, que ce soit là un bien des plus précieux,
ce qui suit le prouve d'une
manière ardente.
Paul qui avait été ravi jusqu'au troisième ciel,
Paul qui avait ouï un langage
mystérieux, Paul qui avait dompté tous les instincts
de la nature, et qui vivait dans
une sécurité parfaite, Paul avait besoin des prières
de ses disciples et leur disait :
"Priez pour moi afin que j'échappe aux mains des infidèles;
priez pour que je puisse
ouvrir la bouche et parler en toute liberté." (Rom 15,30-31)
Partout vous le verrez
implorer les prières de ses disciples, et, quand il les a obtenues,
les en remercier. Et
qu'on ne dise pas qu'il a recours à ces prières par humilité;
il prend lui-même soin de
nous en faire connaître l'efficacité par ces paroles :
"C'est Lui qui nous a délivrés et
qui nous délivrera d'une telle mort, Lui de qui nous espérons
qu'Il nous délivrera
encore; vous nous assistez vous-mêmes de vos prières,
afin que plu-sieurs bouches
Lui rendent grâces des biens dont Il nous a comblés."
(2 Cor 1,10-11) Si la prière des
fidèles a délivré Paul d'une foule de périls,
nous aurions tort de ne pas attendre du
même secours les plus grands avantages. Quand nous prions seuls,
nous sommes
faibles; quand nous prions en grand nombre, nous devenons forts, et
nos prières
s'aidant les unes les autres fléchissent par leur nombre le
coeur de Dieu. Tel un
monarque refusera la grâce d'un condamné à mort,
à l'intercession d'une seule
personne, tandis qu'il ne la refusera pas à une ville entière;
en sorte que le grand
nombre des suppliants aura pour effet d'arracher un infortuné
à un supplice imminent
et de le rendre à la vie. Voilà quelle est la vertu de
la prière quand elle jaillit du coeur
de la multitude. Voilà aussi pourquoi nous nous réunissons
ici, à savoir, pour exciter
plus efficacement la Pitié du Seigneur. Si nous sommes impuissants,
comme je le
disais tout à l'heure, lorsque nous prions livrés à
nous-mêmes; grâce à la force du
lien de l'amour, nous arrachons des mains de Dieu les faveurs que nous
en sollicitons.
En parlant de cette manière, je ne le fais ni sans motif, ni
pour mon intérêt personnel,
mais pour vous déterminer à fréquenter avec zèle
nos assemblées, pour que vous ne
disiez pas : Mais ne puis-je pas prier chez moi ? Sans doute vous pouvez
prier; mais
votre prière n'aura pas la vertu qu'elle aura lorsque vous la
ferez en union avec vos
membres, lorsque le corps même de l'Église la profère
d'un même coeur et d'une
même voix, en présence des prêtres qui offrent à
Dieu les voeux du peuple entier.
Désirez-vous avoir une idée de la vertu de la prière
qui se fait dans l'Église ? Un jour
Pierre était dans un cachot et chargé de chaînes.
"Or, on priait sans relâche dans
l'Église pour lui." (Ac 12,5) Aussitôt ses liens furent
brisés. Quelle puissance comparer
donc à celle de la prière, puisque les tours et les colonnes
même de l'Église en ont
ressenti les bienfaits ? car Paul et Pierre étaient en vérité
les colonnes et les tours de
l'Église; et la prière brisa les fers de l'un et ouvrit
la bouche de l'autre. Mais ne nous
bornons pas à rappeler les faits de ce temps-là pour
établir la double vertu de la
prière; servons-nous encore de ce que nous voyons chaque jour,
et rappelons à votre
mémoire la prière que le peuple prononce. Assurément,
si l'on vous enjoignait de
prier en particulier pour le salut de votre évêque, chacun
de vous se récuserait,
déclarant le fardeau trop supérieur à ses forces.
Cependant, lorsque vous entendez le
diacre l'ordonner et s'écrier : "Prions pour l'évêque,
pour sa vieillesse, pour son salut,
afin qu'il traite avec droiture la parole de vérité;
pour les personnes ici présentes et
pour celles qui sont ailleurs," vous n'hésitez pas à
exécuter cet ordre, et vous priez
avec ferveur, parce que vous comprenez la puissance que donne cette
union. Les
initiés saisissent mes paroles; mais il n'est pas permis encore
aux catéchumènes d'en
faire autant dans leur prière parce qu'ils n'ont pas encore
le droit de parler de la
sorte : quant à vous, celui qui préside à vos
prières vous recommande de prier pour
la terre entière, pour l'Église répandue sur toute
l'étendue du globe, pour tous les
évêques qui la régissent, et vous obéissez
avec empressement, et vous proclamez
par le fait même la grande puissance de la prière lorsqu'elle
jaillit unanimement du
coeur des fidèles assemblées dans l'église.
Reprenons cependant le sujet de l'unité primitive de la langue.
Qu'est-ce qui prouve
d'abord cette unité ? "Et toute la terre n'avait qu'une seule
lèvre." (Gen 11,1) Ce
texte est assez obscur : La terre aurait-elle donc des lèvres
? Certainement non. Que
veut dire l'Écriture, et de qui parle-t-elle ? Elle ne parle
pas assurément de la terre
matérielle et sans mouvement; elle désigne de la sorte
le genre humain, dont elle
rappelle la nature en le faisant ressouvenir de l'élément
duquel il est sorti. Il y a dans
cet être animé, dans l'homme, veux-je dire, deux parties;
il est formé de deux
substances, l'une matérielle, l'autre spirituelle, du corps
et de l'âme par où il se
rattache à la fois et à la terre et au ciel. Du côté
de sa substance spirituelle, il se
rapproche des puissances supérieures; du côté de
sa substance matérielle, il est
assimilé aux êtres terrestres; de façon qu'il sert
de trait d'union entre ces deux ordres
de créatures. Lorsque ses actes sont de ceux qui plaisent à
Dieu, il est alors qualifié
de spirituel; titre qu'il reçoit, non de son âme, mais,
ce qui est bien plus honorable,
de l'Esprit divin dont il a obtenu l'assistance; car l'âme par
elle-même ne saurait
suffire à faire le bien, et il nous faut cette assistance divine.
Oui, l'âme est par
elle-même incapable de faire le bien; que dis-je de le faire
? elle ne saurait même
comprendre le langage qui s'y rapporterait : "L'homme animal, est-il
écrit, ne saisit
pas les choses de l'Esprit." (1 Cor 2,14) Comme l'Écriture appelle
charnel l'homme
esclave de la chair, elle appelle animal celui qui juge de tout par
des raisons
humaines, et qui ne reçoit pas le souffle de l'esprit. Je disais
donc que lorsque nous
faisons le bien nous méritons la qualification de spirituels;
mais quand nous faisons le
mal, quand nous tombons, quand nous commettons un acte indigne de notre
noblesse, nous recevons un nom de terre qui nous désigne. Or,
dans le passage
présent, il va être question de l'attentat des constructeurs
de la fameuse tour, de leur
orgueil, des sentiments en désaccord avec la véritable
dignité, qu'ils avaient conçus
d'eux-mêmes : cet orgueil, l'Écriture veut le leur reprocher,
et voilà pourquoi elle
emploie ce terme emprunté à la partie la moins noble
de l'homme. "Et toute la terre
n'avait qu'une seule lèvre." Du reste, c'est bien le nom qu'elle
nous impose quand
nous avons péché; car le Seigneur appelant Adam après
sa faute, lui dit : "Tu es
terre, et tu retourneras dans la terre." (Gen 3,19) Pourtant Adam n'était
pas que
terre, et il avait une âme immortelle. Pourquoi donc l'appelle-t-il
ainsi ? Parce qu'il a
péché. Certes, quand Il le créait, Il ne l'appelait
pas de la sorte. "Faisons l'homme,
disait-Il, à notre image et à notre ressemblance; et
qu'il commande aux poissons de
la mer et aux bêtes de la terre. Et la frayeur et la crainte
qu'il inspirera régneront sur
toute la terre." (Gen 1,26 et 9,2) Quels priviléges pour la
nature humaine, quel
honneur, quelle dignité ! Mais cela ne regarde que l'homme avant
sa chute; après,
c'est le contraire : "Tu es terre, et tu retourneras à la terre.
" Écoutez Malachie
formuler la même sentence, ou plutôt écoutez Dieu
même parlant par la bouche du
prophète : "Voilà que je vous envoie Elie le Thesbite."
Et pourquoi l'envoie-t-Il ? "Pour
tourner le coeur du père vers le fils." (Mal 4,5-6) C'est que
Dieu ne veut pas, quand
se dressera ce tribunal effrayant et redoutable, que les hommes soient
atteints sans
défense et sans excuse par les coups du souverain Juge; Il veut
que son prophète par
sa venue et par l'annonce du prochain avènement du Sauveur,
ramène les mortels à
des sentiments meilleurs : comme les choses annoncées longtemps
à l'avance ne
rencontrent bientôt que du dédain, l'envoyé de
Dieu est charge de nous rappeler le
souvenir de ces vérités. Que le mot serve à désigner
les pécheurs, il nous faut
maintenant l'établir.
Après ces mots : "Pour tourner le coeur du père vers le
fils," le prophète ajoute : "Afin
qu'à mon avènement je ne frappe pas la terre sans retour,"
c'est à savoir, les
pécheurs. Les voyez-vous désignés par le mot terre
? un autre prophète disait aussi
au sujet du Christ : "ses reins auront pour ceinture la justice, et
la vérité enveloppera
ses flancs." (Is 11,5) Ce n'est pas qu'il y ait en Dieu rien de semblable,
la Divinité
étant incorporelle : c'est une manière de nous apprendre
qu'il sera impossible de
corrompre ou de tromper le souverain Juge; qu'il ne faudra plus compter
sur
l'influence et la médisance, et qu'il ne faudra plus compter
sur l'influence des présents
ni sur l'ignorance de la vérité. Devant les tribunaux
humains, il arrive que l'innocence
est punie et le crime absous, la notion du juste étant souvent
corrompue; mais,
quand sera venu le juste Juge, celui qu'on ne saurait induire en erreur,
celui qui a
pour ceinture de ses reins la justice, et dont la vérité
enveloppe les flancs, il sera fait
à chacun une justice parfaite. "Et Il frappera la terre d'une
parole de sa Bouche."
(Ibid., 4) Or, pour qu'il ne soit pas douteux que ces paroles désignent
les pécheurs et
non la terre, il est dit aussitôt : "Et d'un souffle de ses lèvres
Il exterminera les
impies." Voyez-vous encore le nom de terre désigner les pécheurs
? Cela posé, quand
on vous dira que toute la terre n'avait qu'une lèvre, songez
de suite à l'humanité,
dont on nous rappelle ainsi la bassesse; car c'est une excellente chose
de connaître
son origine et de savoir de quoi l'on est composé. Il y a dans
la considération de notre
nature une leçon éloquente d'humilité; il n'en
faut pas davantage pour apaiser les
passions et rétablir le calme en notre âme. De là
le conseil d'un ancien :
"Considérez-vous vous-même;" (Ec 29,27) songez à
votre nature, à votre origine, et
ce sera suffisant pour vous main-tenir dans une humilité constante.
C'est pour cela
que le juste Abraham médita sans cesse ce sujet, et c'est pour
cela qu'il n'eut jamais
de sentiments d'orgueil. Lui qui jouissait de l'entretien du Seigneur
qui avait auprès
de lui le plus grand crédit, et dont le Seigneur avait exalté
la vertu, disait cependant :
"Je ne suis que cendre et que poussière." (Gen 18,27)
Un autre sage voulant abaisser la superbe de l'homme, ne va pas faire
de longs
discours; il se contente de lui rappeler sa nature et lui adresse cette
verte
apostrophe : "De quoi donc s'enorgueillit la cendre et la poussière
?" (Ec 10,9) - Et
quoi ! vous me parlez de ce qui apparaît après la mort
? Humiliez l'homme plein de
vie comme il est : il ne voit pas maintenant qu'il soit cendre et poussière.
Ce qu'il
voit, c'est la beauté corporelle, c'est l'empressement des flatteurs,
les assiduités des
parasites. Il se couvre de vêtements précieux, il s'entoure
de toute la pompe du
commandement, et, séduit par le fait, il ne se sou-vient plus
de sa propre nature.
Nous savons bien que nous sommes cendre et poussière; nous le
savons, nous qui
vivons dans le détachement; mais lui n'attend pas qu'on lui
signale cette preuve prise
de la fin de l'homme, il ne se transporte pas aux tombeaux et aux cercueils
de ses
ancêtres; il ne regarde que le présent et ne se préoccupe
aucunement de l'avenir.
Prouvez-lui par des raisons à sa portée qu'il est poussière
et cendre. - Attendez un
instant, répond le sage, et je lui enseignerai non pas cette
vérité, mais une vérité
encore plus humiliante : il a beau se gonfler d'orgueil, il devra reconnaître
sa
bassesse; et c'est dans la force de la vie qu'il prendra le remède.
- En conséquence,
après ces paroles : "De quoi s'enorgueillit la terre et le cendre
?" il dit encore :
"Pendant la vie, ce qu'il y a de plus intime en lui sera l'objet du
plus profond mépris."
(Ibid., 10) Peut-être ce passage vous semble-t-il obscur : par
cette expression, "ce
qu'il y a de plus intime en lui," l'écrivain désigne
les intestins avec tout ce qui s'y
rapporte; et cela, non pour condamner la nature, mais pour enseigner
l'humilité. "Car
pendant la vie, ce qu'il y a de plus intime en lui sera l'objet du
plus profond mépris."
Telle est la condition misérable et fragile de notre être.
N'attendez pas le jour de la
mort pour vous instruire de votre néant, examinez l'homme plein
de vie; examinez
par la pensée ses entrailles, et son abjection et son néant
vous apparaîtront. Ne vous
laissez pas néanmoins aller à l'abattement : Dieu nous
a montré, non sa Haine, mais
son Amour, nous fournissant de cette manière de puissants motifs
d'humilité.
"Quoique cendre et poussière, je m'élèverai jusqu'aux
cieux." (Is 14,13) Si un frein ne
lui eût point été imposé par la nature,
où son arrogance se serait-elle arrêtée ?
Quand donc vous verrez un homme respirant l'orgueil, le front haut,
les sourcils
froncés, s'avancer sur son char, proférer des menaces,
condamner à la prison, à la
mort, opprimer ses sujets;, dites-lui : "De quoi s'enorgueillit la
terre et le cendre ?
Pendant sa vie ce qu'il y a de plus intime en l'homme sera l'objet
du plus profond
mépris. "Ce langage ne s'applique pas seulement au simple particulier;
il s'applique
aussi bien au prince assis sur le trône. Ne vous arrêtez
pas à la pourpre, au diadème,
aux vêtements resplendissants d'or; portez vos regards sur la
nature elle-même, et
vous n'y verrez qu'une nature pareille à celle du vulgaire.
Ou bien arrêtez-vous, si
vous le voulez, à la pourpre, au diadème, aux vêtements
dorés, à tout l'appareil qui
entoure ce prince, et vous ne découvririez en tout cela qu'un
peu de terre. "Toute la
gloire de l'homme, est-il écrit, est comme la fleur de l'herbe;"
(Is 11,6) et voilà toute
cette pompe rabaissée au-dessous de la terre. C'est ainsi que
notre orgueil est
réprimé; c'est ainsi que le souvenir de ce que nous sommes
nous dépouille de tout
vain sentiment. Il nous suffit d'y penser, de même qu'à
ce dont nous sommes
composés, pour que toute superbe s'évanouisse de notre
âme. Aussi Dieu nous a-t-Il
formés de deux substances, afin que, si nous nous abandonnions
à l'orgueil, la vérité
de notre chair nous en ramenât, et, s'il se présentait
à notre esprit quelque pensée
basse et indigne de la dignité dont le Seigneur nous a revêtus,
le souvenir de la
noblesse de notre âme ranimât en nous le dessein de marcher
sur les traces des
puissances célestes.
La considération de notre nature n'est pas seulement utile contre
l'orgueil; quelque
passion qui nous tourmente, que ce soit l'amour des richesses, ou l'amour
déréglé
des jouissances corporelles, elle sera apaisée par cette considération.
Êtes-vous
frappé d'une belle femme, aux yeux pétillants et vifs,
aux joues éclatantes, au visage
resplendissant d'une remarquable beauté, sentez-vous à
cette vue votre âme
s'enflammer, les sens se ré-veiller; songez que l'objet de votre
admiration n'est qu'un
peu de terre, que l'objet de votre flamme n'est qu'un peu de cendre,
et vous cesserez
d'éprouver ces transports insensés : ôtez de son
visage le voile de sa peau, et vous
verrez ce qu'il y a de repoussant sous cette beauté apparente
: ne vous arrêtez pas à
la superficie, examinez par la pensée ce qu'elle recouvre, et
vous n'y trouverez que
des os, des nerfs et des veines. N'est-ce point assez ? Représentez-vous
alors cette
femme quand elle sera changée; représentez-vous la sous
le coup de la vieillesse, de
la maladie, les yeux enfoncés, les joues caves, et toute cette
fleur de beauté
évanouie; rappelez-vous alors ce que vous admiriez, et vous
aurez honte de votre
jugement; car ce que vous admiriez n'est que cendre et que fange; et
vous vous
embrasiez pour un peu de cendre et de poussière. Je ne parle
pas de la sorte pour
flétrir la nature humaine; loin de moi cette pensée;
ce que je veux, ce n'est pas la
déprécier et la rabaisser, mais préparer au malade
un remède. En fanant ainsi notre
nature, en la faisant si misérable, Dieu à voulu montrer
en même temps et sa
Puissance et sa Providence envers nous; tandis que par la considération
de notre
misère Il nous ramène à l'humilité, et
réprime nos convoitises, Il nous donne une
idée de sa Sagesse qui a pu tirer d'un peu d'argile tant de
beauté. De la sorte, c'est
en montrant ce qu'il y a de vil en l'homme que je mets à découvert
l'habilité de son
Auteur. De même, en effet, que nous admirons moins l'artiste
pour une magnifique
statue d'or, que pour une statue d'une beauté parfaite façonnée
par lui avec un peu
d'argile; de même nous admirons et nous glorifions surtout l'Artiste
divin lorsque nous
Le voyons imprimer à un peu de fange et de poussière
une ineffable beauté, à nos
corps le cachet de son infinie Sagesse.
Cette observation s'applique encore à toutes les créatures.
Dans tous les êtres qu'Il a
formés d'une vile matière, Il a déposé
un signe de son art suprême, tout en y laissant
un indice de leur faiblesse originelle; et cela, afin que d'une part
vous accordiez à
Celui qui leur a donné cette beauté la gloire qui lui
due, et que, d'autre part, la vileté
et l'impuissance natives de leur nature, vous préservent de
leur offrir vos adorations.
Sans doute le soleil est admirable, quand il brille au firmament et
inonde la terre de
ses clartés; mais, la nue venue, son éclat disparaît.
"Quoi de plus resplendissant que
le soleil ? dit l'Écriture, et cependant il a aussi des défaillances."
(Ec 17,30) Il en est
ainsi non seulement toutes les nuits, mais encore quelquefois pendant
le jour. Et
savez-vous pourquoi ces défaillances quelquefois pendant le
jour ? Afin que vous
glorifiiez l'Auteur d'une si belle oeuvre, et que ces défaillances
vous empêchent en
même temps d'adorer l'oeuvre elle-même. Voyez le ciel :
qu'il est admirable aussi,
qu'il est beau, qu'il est brillant ! comme sa beauté surpasse
encore à l'extérieur celle
du genre humain ! Mais il n'a point d'âme. Voyez-vous également
ici l'art de l'ouvrier
éclater, et se montrer la partie défectueuse de l'oeuvre
? Voyez-vous l'assistance qui
vous est préparée de ces deux côtés ? Vous
eussiez pu accuser le Seigneur
d'impuissance, Il produit des créatures admirables de beauté;
vous eussiez pu adorer
les créatures comme des divinités, Il leur imprime un
caractère évident d'infirmité.
Gardez un sou-venir profond de ces enseignements. Notre but, en expliquant
l'Écriture, n'est pas seulement de vous faire comprendre, c'est
surtout de vous
apprendre à réformer vos moeurs : si nous n'en arrivons
pas là, vainement la
lisons-nous, vainement l'expliquons-nous. L'athlète qui descend
dans la palestre, le
corps oint, et sortant des mains de son maître, mais qui, le
moment de combattre
venu, se dérobe à l'épreuve, rend inutiles les
leçons qu'il a reçues : et vous aussi, qui
venez apprendre ici à combattre et à défier toutes
les ruses du démon; si donc au
moment de la lutte vous vous laissez choir, soit que vous ayez contemplé
la beauté
de quelque visage, soit que vous ayez cédé à l'orgueil
ou à toute autre passion
mauvaise, vous annulerez le fruit de votre présence en ce lieu.
Souvenez-vous donc
de ce que nous avons dit sur la nature humaine, ainsi que sur les convoitises
de
l'impureté. Encore une fois, je ne prétends pas incriminer
par ce langage l'humanité,
mais combattre les passions. Usez de ce moyen pour réprimer
la colère, pour apaiser
la tempête, pour guérir l'orgueil.
"Et toute la terre n'avait qu'une lèvre, et tous n'avaient qu'une
voix." Voilà de
nouveau le texte à expliquer. Ou plutôt nous avons à
expliquer ceci, que les hommes
n'avaient qu'une langue. Pourquoi l'Écriture désigne-t-elle
la langue sous le nom de
lèvre ? C'est un usage pour elle d'employer le mot langue pour
exprimer le discours.
C'est une chose qu'il nous faut bien savoir, à cause des hérétiques
qui déprécient
l'oeuvre de Dieu et qui prétendent que le corps est mauvais.
Dans son langage
habituel, l'Écriture se sert des divers membres du corps pour
exprimer les
mouvements criminels de l'âme. Elle dit par exemple : "Ils ont
aiguisé leur langue
comme la langue du serpent; leur langue est un glaive tranchant;" (Ps
139,4 et 56,5)
et plu-sieurs personnes entendent ces paroles de la langue elle-même.
Cependant
elles ne s'appliquent point à la langue, qui est l'oeuvre de
Dieu; mais aux discours
meurtriers qui percent les hommes et qui frappent d'une façon
plus redoutable que le
glaive. "Leur langue est un glaive tranchant. - Les lèvres de
leur coeur sont
trompeuses, et dans leur coeurs ils ont dit le mal," est-il écrit
encore, non du membre
corporel, mais des discours trompeurs. De même, dans ce passage
: "Toute la terre
n'avait qu'une lèvre," l'Écriture ne veut point enseigner
que tous les hommes
n'avaient qu'une lèvre; elle désigne simplement sous
ce nom l'unité de langage. C'est
pourquoi ces mots : "Toute la terre n'avait qu'une lèvre," sont
suivis de ceux-ci : "Et
tous les hommes n'avaient qu'une voix." Pareillement, en disant : "Leur
gosier est un
sépulcre béant," (Ps 5,11) elle ne s'en prend pas au
gosier lui-même, mais aux
propos pernicieux, aux doctrines de mort qu'il profère. Qu'est
autre chose le sépulcre
que le réceptacle des ossements et des corps des trépassés
? Or, telles sont les
bouches des hommes qui accusent le Créateur; telles sont les
bouches des hommes
qui tiennent des propos obscènes, injurieux, et qui de leur
gosier ne laissent sortir
que des discours d'une dépravation qui inspire le dégoût.
Qu'il n'en sorte au contraire que de suaves odeurs, ô homme et
non une odeur de
mort : faites-en un trésor digne du Roi et non un sépulcre
digne de Satan. Si vous en
faites un sépulcre, du moins fermez-le, afin qu'il ne s'en exhale
pas une odeur fétide.
Vos pensées sont-elles mauvaises, ne les exprimez pas dans votre
langage; qu'elle
restent au fond de votre âme, et elles seront bientôt étouffées.
Hommes comme nous
sommes, une foule de pensées perverses, honteuses, repoussantes,
se présentent
bien des fois à notre esprit; ayons seulement le soin de ne
pas leur permettre de
paraître à la faveur des paroles, et elles perdront leur
force par suite de cette
compression, et elles dis-paraîtront. Si l'on enfermait dans
une fosse des bêtes
féroces d'espèces différentes, il suffirait de
fermer l'ouverture supérieure de la fosse
pour qu'elles fussent bientôt suffoquées; mais, qu'on
y laisse une faible issue, de
façon à ce que l'air y puisse pénétrer,
on les soulage beaucoup, et bien loin de périr,
elles n'en sont que plus redoutables. Ainsi en est-il pour les pensées
mauvaises qui
naissent dans notre âme : barrez-leur tout passage vers le dehors,
vous en viendrez
promptement à bout; laissez-les à l'aide du discours
paraître à la lumière, elles n'en
deviendront que plus redoutables; permettez-leur au moyen de la langue,
de respirer
à l'aise, et bientôt de l'habitude des propos honteux
vous glisserez dans l'abîme des
mauvaises actions. Aussi le prophète parle-t-il non d'un sépulcre
ordinaire, mais d'un
"sépulcre béant", indiquant de la sorte la leçon
que je viens de développer.
Effective-ment, celui qui tient des propos mauvais ne se borne pas
à se déshonorer
lui-même, il cause encore le plus grand dommage à son
prochain et à ceux qui
partagent son entretien. Si l'on ouvrait les sépulcres, la contagion
envahirait les
villes; de même, lorsque s'ouvrent en liberté les bouches
à propos honteux, elles
répandent autour d'elles la plus pernicieuse contagion. Aussi
faut-il absolument
mettre à nos bouches une porte, des verrous, des freins. Qu'il
n'y eût au temps dont
nous parlons qu'une langue unique, nous venons de le démontrer;
il nous reste à dire
pour quelle raison il s'en introduisit plusieurs autres.
Mais, en attendant , occupons-nous de considérations plus pratiques
: exerçons notre
langue à supporter le frein, à ne pas proférer
indistinctement tout ce qui se présente
à l'esprit, à ne pas accuser nos frères, à
ne pas nous déchirer et nous dévorer
mutuellement. Certainement les morsures corporelles sont moins cruelles
que les
morsures opérées par les paroles : les premières
s'attaquent au corps, les secondes à
l'âme, à la réputation, et causent d'incurables
blessures; celles-ci nous exposent en
même temps à un châtiment d'autant plus terrible
que les blessures faites seront plus
graves. Ce qui enlèvera de plus au détracteur toute excuse,
c'est qu'il ne pourra
couvrir d'aucun prétexte, soit bon, soit mauvais, sa conduite
perverse. Bien que les
autres péchés aient des motifs déraisonnables,
ils en ont néanmoins : ainsi un
débauché satisfera sa passion, un voleur fuira la pauvreté,
un meurtrier assouvira sa
haine; mais le détracteur ne saurait alléguer aucune
raison. Dites-moi donc quelle
somme sa conduite lui vaudra, quelle passion elle satisfera ? Tout
ce que l'on
trouvera de ce côté, ce sera de l'envie; et, comme l'envie
n'est appuyée sur aucune
raison, soit bonne, soit mauvaise, elle est par cela même de
tout point inexcusable.
Voulez-vous tout accuser ? je vous fournirai pour cela une juste et
large matière.
Voulez-vous proférer quelque médisance ? dites vos propres
péchés. Il est écrit :
"Dites vos péchés, et vous serez justifié." (Is
43,26) Voilà une accusation qui vous
donnera, avec du mérite et une couronne, la justice même.
" Le juste, est-il dit
encore, commence toujours son discours par s'accuser," et non par accuser
autrui.
(Prov 18,17) Si vous accusez autrui, vous serez châtié
: si vous vous accusez
vous-même, vous serez récompensé. Rien ne prouve
l'avantage que l'on trouve à
s'accuser de ses péchés comme cette sentence : "Le juste
commence toujours par
s'accuser lui-même." Mais, s'il est juste, pourquoi s'accuse-t-il
? et, s'il s'accuse,
comment est-il juste ? car le juste est au-dessus de toute accusation.
C'est pour vous
apprendre que, fût-il pécheur, dès lors qu'il accuse
ses péchés, il en est justifié : voilà
pourquoi il est dit : "Le juste commence toujours son discours par
s'accuser
lui-même." Et que signifie cette expression : Le juste "commence
son discours,"
Faites bien attention : dans tout jugement il y a deux parties, la
partie qui dénonce et
la partie dénoncée; la partie qui accuse et la partie
accusée; l'une des deux doit
rendre compte de sa conduite, l'autre n'y est point obligée.
Or, la parole est toujours
donnée en premier lieu à l'accusateur, qui n'a aucun
compte à rendre de ce qui le
regarde. Ici c'est le contraire : êtes-vous obligé de
rendre compte de vos actes,
ouvrez la bouche le premier, afin de vous soustraire aux conséquences
du jugement;
n'attendez pas que l'accusateur prenne la parole. Quoique au nombre
des accusés,
déclarez vos fautes avant qu'aucune charge n'ait été
introduite contre vous. La langue
est un glaive tranchant : gardons-nous bien de blesser le prochain
avec ce glaive;
contentons-nous d'en user pour retrancher les parties gâtées
qui compromettent
notre salut. Voulez-vous une preuve de l'usage où sont les justes
de s'accuser
eux-mêmes au lieu d'accuser les autres ? Écoutez Paul
s'écrier : "Je rends grâces à
Celui qui m'a fortifié, au Christ qui m'a jugé fidèle
et qui m'a chargé de ce ministère,
moi qui ai d'abord été blasphémateur, persécuteur,
détracteur." (1 Tim 1,12-13)
Voilà comment il s'accuse lui-même. " Le Christ, dit-il
encore, est venu dans le
monde sauver les pécheurs, desquels je suis le premier. -Je
ne suis pas digne du nom
d'apôtre, ayant persécuté l'Église de Dieu."
(Ibid.,1( et 1 Cor 15,9)
Le voyez-vous en toute occasion se déprécier lui-même
? C'est qu'il connaissait les
avantages de ce genre d'accusation qui a pour fruit la justice. Toutes
les fois qu'il
avait à s'accuser lui-même, l'Apôtre le faisait
sans ménagement; mais, quand il voit
juger la mauvaise conduite du prochain, il prend le ton le plus sévère
et il dit aux
fidèles : "Ne jugez point avant le temps; car le Seigneur viendra,
et Il portera la
lumière jusqu'au plus épais des ténèbres,
et Il mettra à découvert les secrets des
coeurs." (1 Cor 4,5) Laissez tout jugement à Celui qui connaît
tous les mystères du
genre humain. Alors même que vous croiriez connaître parfaitement
la conduite de
votre frère, vous êtes plus d'une fois induit en erreur.
" Qui peut connaître ce qui se
passe dans l'homme, sinon l'esprit qui est en lui ?" (1 Cor 2,11) Combien
d'hommes
que l'on méprise et que l'on dédaigne actuellement, resplendiront
d'un éclat plus vif
que celui du soleil ! Combien, parmi les plus grands et les plus illustres,
ne seront
alors que poussière et sépulcres blanchis ? Vous avez
entendu Paul se déprécier
lui-même, et rappeler sans cesse dans les termes les plus véhéments
et les plus
énergiques les péchés dont il n'avait cependant
aucun compte à rendre; car s'il s'était
rendu coupable, avant le baptême, d'outrages et de blasphèmes,
ces fautes, le
baptême les avait effacées. S'il en rappelle le souvenir,
ce n'est pas qu'il doive en
rendre compte, mais pour faire éclater la divine miséricorde
et montrer ce qu'il était
avant d'être transformé et changé en apôtre,
lui naguère persécuteur. Si l'Apôtre
n'oublie pas les fautes qu'il avait commises avant le baptême,
à plus forte raison ne
nous faut-il pas oublier celles que nous avons commises après
le baptême. Quelle
cause pourrions-nous alléguer, quelle indulgence mériter,
si nous ne nous rappelions
pas les prévarications dont le compte nous sera demandé,
alors que l'Apôtre revient
constamment sur des prévarications complète-ment effacées,
et si, négligeant nos
propres fautes, nous nous occupions indiscrètement des fautes
du prochain ? Écoutez
Pierre s'écrier : "Retire-toi de moi, car je suis un homme pécheur.
" (Luc 5,8) Écoutez
encore Matthieu publiant son premier genre de vie, s'appelant Publicain,
et ne
rougissant pas de faire connaître son premier état. Comme
ils n'avaient après le
baptême aucun crime à se reprocher, ils mentionnaient
leur conduite antérieure, nous
enseignant de la sorte à ne faire aucune attention aux fautes
d'autrui, mais à nous
préoccuper de nos propres fautes et à nous en entretenir
continuellement.
Au surplus, il n'est point de remède plus capable d'effacer nos
péchés, que de nous en
souvenir sans cesse, que de nous en accuser toujours. C'est en s'écriant
: "Mon Dieu,
sois propice à moi pécheur," que le Publicain expia une
infinité de crimes." (Luc
18,13) Et, si le pharisien devint indigne de toute justice, c'est parce
qu'il oublia de
repasser dans son âme ses fautes, et qu'il condamna tous les
hommes sans exception
par ce langage : "Je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont
tous
ravisseurs, injustes, adultères, ni comme ce Publicain." (Ibid.,
11) De là ce conseil de
Paul : "Que chacun éprouve ses oeuvres, et alors il aura lieu
de se glorifier en
lui-même et non en autrui." (Gal 6,4) Voulez-vous maintenant
apprendre de quelle
manière les justes de l'ancien Testament se traitaient à
ce sujet, prêtez l'oreille à leur
langage; il est en harmonie avec celui que vous avez entendu tout à
l'heure. "Mes
iniquités, disait David, se sont élevées au-dessus
de ma tête; elles ont pesé sur moi
comme un accablant fardeau." (Ps 37,5) - "Malheur à moi, s'écriait
Isaïe, car je ne
suis qu'un homme et mes lèvres sont impures." (Is 6,5) Les trois
enfants qui avaient
été plongés dans la fournaise, et qui avaient
offert pour le Seigneur leur corps à la
mort, se mettaient au dernier rang des pécheurs : "Nous avons
péché, disaient-ils,
nous avons commis l'iniquité." (Dan 3,29)Et pour-tant quelle
beauté, quelle pureté
que celles de leur âme ! Eussent-ils fait quelques péchés,
ils avaient été tous
consumés par la flamme de la fournaise. Mais ce n'est point
leur héroïsme qui fixe
leurs regards, c'est de leurs fautes qu'ils se souviennent. Daniel
aussi, après avoir été
enfermé dans la fosse aux lions, après mille épreuves,
s'accusa lui-même, et n'accusa
jamais le prochain. Pourquoi cela ? parce que traiter le prochain en
mauvaise part
dans ses paroles, attire l'indignation du Seigneur; se condamner au
contraire
soi-même rend le Seigneur miséricordieux et propice :
est-on juste, on en devient
plus juste; est-on pécheur, on échappe à toute
condamnation, et l'on mérite
indulgence. En conséquence, occupons-nous, non des fautes d'autrui,
mais de nos
fautes à nous; scrutons notre conscience, parcourons notre vie
tout entière,
recherchons avidement chacune de nos prévarications, et, sans
jamais nous-mêmes
médire du prochain, n'écoutons jamais non plus le langage
de la médisance. A ce
péché est réservé un terrible châtiment.
N'est-il pas écrit : "Vous n'accueillerez pas
les vains propos ?" (Ex 23,1) Il n'y a pas : Vous ne croirez pas les
vains propos,
mais : "Vous ne les accueillerez pas. " Fermez donc vos oreilles, interdisez-en
l'accès
à tout propos médisant, et montrez que le détracteur
ne vous inspire pas moins
d'aversion et de haine à vous qu'à sa victime elle-même.
Imitez le prophète qui
disait : "Celui qui médisait en secret de son prochain, je l'avais
en horreur. (Ps 100,5)
Il ne dit pas : je ne croyais pas à ses paroles, je n'écoutais
pas son langage, mais
bien : "je le repoussais comme j'eusse repoussé mon propre ennemi."
Il y a des personnes qui croient trouver une excuse dans cette singulière
prière :
Seigneur, ne m'impute point à péché d'avoir entendu
tel langage. A quoi bon cette
excuse, à quoi bon cette indulgence que vous réclamez
? Gardez le silence et vous ne
serez point mis en cause; gardez le silence et vous n'aurez rien à
redouter. Pourquoi
vous mettre dans l'embarras et du côté de Dieu, et du
côté des hommes ? pourquoi
vous exposer à de graves accusations ? pourquoi vous charger
d'un fardeau trop
lourd ? N'est-ce point assez d'avoir à rendre compte de vos
propres péchés sans y
aller ajouter la responsabilité des péchés d'autrui
? Vainement parleriez-vous de la
sorte : ce n'est point d'avoir entendu que vous êtes responsable,
c'est encore de la
détraction elle-même. Parce que vous ne vous êtes
pas tu après avoir en-tendu,
votre responsabilité en a été augmentée
d'autant : "Vous serez justifié d'après vos
propres paroles, et par vos propres paroles vous serez condamné."
(Mt 12,37) Si je
tiens ce langage si j'exprime de pareilles craintes, ce n'est pas pour
ceux qui sont
l'objet des médisances, mais pour ceux qui les profèrent.
Les premiers n'en
ressentent aucune peine, aucun dommage. Les a-t-on calomniés,
ils en recevront une
récompense; a-t-on dit sur eux ce qui était vrai, ils
n'en sont pas pour cela
déshonorés : ce n'est point votre langage injurieux qui
dictera au juge leur sentence.
J'avancerai même une proposition étrange, et je dirai
qu'ils retireront de ces propos
venimeux le plus précieux profit, en les supportant avec générosité,
comme il arriva
au Publicain. Mais pour le détracteur, que ses injures envers
le prochain soient ou ne
soient pas fondées, il se fait à lui-même le mal
le plus grand. Que la perdition soit son
partage s'il est calomniateur, inutile de le démonter : qu'il
s'expose à un jugement
redoutable, même quand il dit la vérité, pour avoir
mis à nu les misères de son frère,
pour être devenu une cause de scandale, pour avoir découvert
à tous les regards ce
qu'il aurait fallu cacher, pour avoir publié les péchés
d'autrui, c'est une chose qui n'est
pas moins évidente. Si pour avoir scandalisé un seul
individu on est voué à d'éternels
supplices, quel sera le châtiment de celui qui, par de pernicieux
discours, scandalise
une foule de personnes ? Il ne mentait pas, le pharisien, il disait
la vérité quand il
appelait le Publicain : "ce Publicain;" et cependant il en fut puni.
C'est pourquoi, mes bien-aimés, fuyons la détraction :
il n'est point de faute plus
funeste que celle-là, il n'en est pas de plus facile à
commettre. Pourquoi cela ? parce
qu'elle sur-passe en rapidité tout autre péché,
et qu'elle nous frappe en un instant à
notre insu. Pour les autres péchés, il faut du temps,
des frais, des délais, des
coopérateurs, et plus d'une fois dans cet intervalle on y renoncera.
Ainsi, par
exemple, celui-ci se propose un homicide, celui-là de voler
et de dépouiller son
prochain; des préparatifs sont nécessaires, et souvent,
tandis qu'on attend le moment
propice, la colère s'évanouit, on repousse ces pensées
perfides, on finit par ne pas
mettre à exécution son dessein. Il n'en est pas de même
dans la détraction; et, à
moins d'une vigilance et d'une attention extrêmes, nous sommes
bientôt emportés :
ici nul besoin ni de temps, ni de délai, ni d'argent, ni de
prépara-tifs; nous n'avons
qu'à vouloir, et notre volonté est soudain exécutée;
car le seul coopérateur qui soit
nécessaire est la langue. puisque le péché est
si prompt à éclater, que nous en
sommes pour ainsi dire environnés; puisque le châtiment
en est redoutable, et que
nous n'en retirons aucun avantage, grand ou petit, fuyons-en avec soin
la contagion,
et, au lieu de divulguer les péchés de nos frères,
tenons-les cachés : avertissons-les,
suivant cette parole du Seigneur : "Votre frère, s'est-il rendu
coupable envers vous,
allez et reprenez-le seul à seul." (Mt 18,15) Le remède
sera d'autant plus salutaire
qu'il aura été appliqué en présence d'un
plus petit nombre de témoins. Ne déchirons
pas et ne rongeons pas les blessures d'autrui; ressemblons non aux
mouches, mais
aux abeilles. Les mouches vont se reposer sur les plaies et les envenimer
pour leurs
piqûres; les abeilles ne volent que de fleur en fleur. Aussi
ces dernières font-elles le
miel, tandis que les premières aggravent l'état des corps
sur lesquels elles se sont
reposées; et voilà pourquoi les unes sont détestées,
et les autres aimées et
recherchées de tout le monde. Laissons de même notre âme
s'envoler dans la prairie
où brillent les vertus des saints, élaborer continuellement
les parfums de leurs belles
actions, et gardons-nous bien d'envenimer le mal du prochain : si nous
apercevons
l'un de nos frères agissant de la sorte, fermons-lui la bouche,
pourvoyons à sa
sécurité par la crainte du supplice, et rappelons-lui
les liens étroits qui l'unissent aux
fidèles. Tout cela est-il inutile, jetons-lui alors ce nom odieux
de mouche, afin que
cette qualification ignominieuse le détourne de sa triste habitude,
et qu'une fois
délivré de cette manie funeste, il consacre tous ses
loisirs à la recherche de ses
propres péchés. Il s'ensuivra que les pécheurs
se relèveront en songeant à leurs
prévarications qui n'auront pas été divulguées,
qu'en s'occupant constamment des
maux commis par eux ils les effaceront avec facilité, que le
souvenir du passé les
mettra en garde contre les chutes à venir, et enfin qu'en ne
cessant d'étudier la vertu
des saints, ils seront remplis de l'ardent désir de marcher
sur leurs traces. De la sorte
nous aurons la consolation de contribuer au bon état du corps
entier de l'Église, et
nous pourrons entrer avec tous ceux qui lui appartiennent dans le royaume
des cieux.
Puissions-nous tous le posséder par la Grâce et l'Amour
de notre Seigneur Jésus
Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père ainsi
qu'au saint Esprit,
maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles.
Amen.
- Jean Chrysostome